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Au bureau des Nouvelles de Carquinez, Seth Faulk ouvrit l’enveloppe que Mme Runcible venait de lui remettre. Tandis qu’il en prenait connaissance, elle resta de l’autre côté du comptoir, sans dire un mot – plutôt tendue, lui sembla-t-il – vêtue de son long manteau, son sac entre les mains. Elle ne le quittait pas des yeux ; Faulk sentait son regard rivé sur lui.

— Vous voulez que je lise tout ça maintenant ? demanda-t-il. Pendant que vous êtes là ? Cela va prendre un certain temps.

Faulk aurait préféré laisser le document de côté pour l’instant. Depuis une heure, il travaillait à la rédaction d’une annonce publicitaire pour l’épicerie de la ville, et il fallait que le texte soit prêt avant midi.

— J’attendrai, répondit Janet Runcible.

Intérieurement, Faulk poussa un soupir. Il poursuivit sa lecture, sautant des lignes entières, pour ne saisir que le sens général. Depuis le début, il était évident que c’était Léo Runcible en personne qui avait écrit ce texte. Non seulement il avait été tapé sur la machine à écrire de l’agence immobilière – celle-là même d’où étaient sorties toutes les autres déclarations de Runcible – mais, de plus, il était truffé des « Runciblismes » habituels. Cette manie de défier la terre entière, par exemple. Comme si Runcible ne pouvait pas se contenter de raconter une histoire, ou même d’éduquer les masses, mais devait à tout prix faire de la provocation. Ce type-là, se dit Faulk, doit considérer que le monde entier n’est constitué que d’amis ou d’ennemis. Ceux qui sont de son côté sont censés, après avoir lu ces lignes, se rassembler en masse pour prendre sa défense. Quant aux autres, je suppose qu’ils se comporteront de la même façon que d’habitude.

Relevant la tête, Faulk jeta un coup d’œil à Mme Runcible, qui se tenait devant lui raide comme un piquet. Tous les jours ou presque, à travers la vitrine du siège du journal, il la voyait passer quand elle allait faire ses courses. Aujourd’hui, elle ne portait pas la moindre trace de maquillage. D’après ce qu’il savait d’elle – et il connaissait, plus ou moins bien, tous les habitants de la région – Janet Runcible était portée sur la boisson ; lorsqu’elle avait cette tête-là, cela voulait dire qu’elle récupérait péniblement d’une gueule de bois. Dans une partie de son esprit, Faulk emmagasinait des informations qui mériteraient peut-être un jour d’être publiées ; dans l’autre partie, il conservait un énorme ramassis de médisances et d’anecdotes qui, vraies ou fausses, ne seraient jamais imprimées, car elles sortaient du cadre du journal. Sur le plan professionnel, Faulk n’attachait pas d’importance au fait que Janet Runcible buvait – ou qu’on la soupçonnait de boire. Mais cette femme l’intéressait malgré tout. Elle avait un côté tellement desséché ; ses cheveux étaient raides et ternes. Son manteau, remarqua Faulk, ressemblait à un vêtement d’homme. Et ses mains… Il vit que ses doigts entrelacés restaient crispés, soudant ses mains l’une à l’autre, comme si elle redoutait que son corps se fende subitement en deux.

— Qu’a dit M. Runcible à propos de ceci ? demanda Faulk en tournant vers Janet la page dactylographiée.

La question la fit tressaillir. De toute évidence, elle s’attendait à ce qu’on la lui pose, mais la perspective de devoir y répondre la rendait nerveuse.

— Il aimerait que ce texte paraisse dans le prochain numéro, dit-elle. (Puis elle ajouta :) le prochain numéro des Nouvelles.

— Dans la rubrique des informations ?

— Oui, oui, dans les informations.

Une vague de panique balaya son visage, puis disparut. Une nouvelle fois, la tension rigidifia ses traits.

— Il a vraiment trouvé tous ces objets ? demanda Faulk, surtout pour lui-même.

— Mais certainement, affirma Janet d’une voix monocorde.

Dans son esprit, Faulk fit appel à son expérience. Je ne veux pas qu’on associe mon nom aux campagnes publicitaires de Léo Runcible, se dit-il. Par le passé, particulièrement aux tous débuts de l’agence immobilière Runcible, Faulk s’était laissé entraîner à publier comme informations diverses déclarations de Runcible destinées à attirer l’attention des lecteurs sur son agence. Finalement, Faulk avait passé un accord avec lui ; il avait forcé Runcible à faire paraître des publicités d’une demi-page, en guise de compensation officieuse. Runcible payait les annonces publicitaires, moyennant quoi ses déclarations paraissaient sous la rubrique des actualités. Au début, cet arrangement avait semblé fonctionner. Mais Faulk s’était aperçu que certains lecteurs assimilaient son journal aux exposés grandiloquents – tant par le fond que par la forme – de Léo Runcible. C’est pourquoi, aujourd’hui, il devait présenter les faits avec prudence ; il ne pouvait pas se contenter de reproduire tel quel le texte de Runcible.

On pourrait envisager, pensa Faulk, quelque chose comme :

 

ON SIGNALE LA DÉCOUVERTE DE VESTIGES INDIENS

 

Mais Runcible, semblait-il, aimait bien voir son nom apparaître en gros caractères en haut des colonnes, et pas seulement dans le corps de l’article.

 

RUNCIBLE SIGNALE LA DÉCOUVERTE DE VESTIGES INDIENS

 

Oui, cela pourrait aller.

 

Dans une déclaration faite aux Nouvelles, aujourd’hui, Léo Runcible révèle la découverte d’un gisement apparemment prometteur d’outils et de vestiges indiens, et qui serait, semble-t-il, le plus important trouvé dans notre région depuis de nombreuses années.

 

Sans aucun doute, pensa Faulk, cela devrait prouver que le journal garde ses distances vis-à-vis de l’information.

 

Selon Runcible, cette découverte, due au simple hasard, a été effectuée sur un terrain lui appartenant, et dont les meilleurs experts de la culture indienne n’auraient jamais pensé qu’il puisse receler quoi que ce soit d’intéressant. Nous avons appris que c’était Runcible lui-même qui avait pressenti l’importance du gisement – dont les richesses se révéleront peut-être sensationnelles – et qui avait permis que, pour une fois, un trésor archéologique ne soit pas perdu pour la science, et que les universités américaines profitent d’une opportunité exceptionnelle. Pour reprendre ses propres termes : « J’ai tout de suite compris que nous étions à la veille d’une découverte inestimable », a confié Runcible aux Nouvelles.

 

Debout derrière le comptoir, Janet Runcible examinait Faulk, carré dans son fauteuil, qui lisait la feuille dactylographiée, puis, fermant les yeux, reformulait pour lui-même l’élément qu’il allait réutiliser.

Mais, tout en imaginant les grandes lignes de son article, Faulk pensait : je me demande si cette histoire est vraiment digne de foi. Je ferais peut-être mieux de me renseigner avant de publier quoi que ce soit.

Est-ce que cela signifie que Runcible fera cadeau d’une pointe de flèche à tout acheteur d’une parcelle de terrain ? S’agit-il d’une nouvelle forme de promotion pour ses projets divers ? Cette histoire va-t-elle attirer des gens dans la région ?

Bien sûr, ce serait une bonne chose que de nouveaux arrivants s’installent à Carquinez. C’était l’espoir de tous les petits commerçants, ceux qui passaient des annonces publicitaires dans les Nouvelles. Sur ce point, Seth Faulk était d’accord avec l’agence immobilière Runcible ; ils avaient un but en commun, et ils le savaient l’un comme l’autre.

Je me demande qui cela ferait venir, pensa Faulk. C’est comme cette histoire de requin géant qu’on a attrapé à Tomales Bay… Les gens se sont tous rendus en voiture jusqu’à cette gargote qui vend des crevettes, pour voir le monstre ; la photo parue dans le San Francisco Chronicle a dû attirer un bon millier de curieux. Mais, une fois sur place, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont acheté une ou deux livres de crevettes ? Quelques bières ? Certainement, se dit Faulk. Avant de reprendre la longue route du retour.

On avait vu, par le passé, des professeurs d’université venir dans la région pour examiner des vestiges de la civilisation indienne. Il y avait eu des articles sur le sujet dans les grands journaux de San Rafael et San Francisco, avec photos à l’appui ; cela avait bien contribué à faire connaître la région.

Bien sûr, conclut Faulk, tout dépend de ce que trouvera ce salopard. Même une quantité industrielle de pointes de flèche ne suffirait pas à déplacer les foules, à moins qu’il en ait tellement qu’il se décide vraiment à les distribuer gratuitement. Quant à se déplacer pour les voir… non, non, personne ne viendra, parce que ça n’a rien de nouveau ; il suffit d’aller à l’école primaire pour admirer la collection de Wharton, si on s’intéresse à ce genre de choses. Et personne n’y va jamais, sinon à l’occasion des réunions de parents d’élèves.

À haute voix, Faulk déclara :

— C’est très intéressant.

Visiblement flattée et soulagée, Janet Runcible répondit :

— J’étais sûre que vous diriez cela.

— Je crois que je vais passer un coup de fil à Léo, annonça Faulk.

— Il est à l’agence, précisa aussitôt Janet.

— Bien, dit-il en rangeant le texte dans son enveloppe. Je vais l’appeler et lui demander quelques détails supplémentaires avant de publier un article.

Pour commencer, Runcible n’avait sûrement pas fait cette découverte tout seul ; dans ce texte, il n’est question de personne d’autre que Runcible, Runcible, Runcible, et je ne peux pas me contenter de ça. Il faut que je rende à César ce qui appartient à César. Il n’y a rien de pire, pour s’attirer des ennuis, que d’oublier de citer des noms.

Plus tard, après le départ de Mme Runcible, Faulk apporta la lettre à sa femme et la lui fit lire. Assise sur la plus grande de leurs trois presses, Mary Faulk ouvrit l’enveloppe et lut le texte de bout en bout.

— Il faudrait que tu le remanies complètement, commenta-t-elle. À le lire, on a l’impression que Runcible est sûr de son fait. Mais rien ne prouve qu’il ait trouvé quelque chose d’important, n’est-ce pas ? C’est seulement ce que Runcible imagine.

— J’ai téléphoné à son bureau, dit Faulk. Il est sorti avec un client, mais il me rappellera dès son retour.

— Il s’emballe si facilement, fit Mary. On croirait qu’il s’agit de la Guerre de Sécession, ou de quelque chose de vraiment important.

— Mais ça pourrait l’être. Des vestiges indiens, ce n’est pas rien.

— Qui veux-tu que ça intéresse ? Tout ce que nos Indiens ont jamais su faire, c’est manger des huîtres crues. Rien à voir avec ceux de l’Est, les Cheyennes, les Apaches, qui construisaient des wigwams et chassaient avec des arcs et des flèches. La seule chose que ces Indiens de Californie avaient de remarquable, c’était… leur saleté repoussante.

Cette réflexion fit rire Faulk.

— Ils ne savaient même pas monter à cheval, ajouta sa femme.

— Écoute, dit Seth. Ce n’est pas à nous de décider s’ils sont importants ou pas. Ce qui compte, c’est l’opinion des autres.

— Tout le monde s’en fiche pas mal, de nos Indiens, affirma Mary. À part l’université de Californie, et peut-être les gens de Sacramento. L’Institut d’histoire de Californie, et la Société des historiens du Comté de Marin. Et ils sont bien obligés. C’est leur travail. Comme celui de la fourrière est de s’intéresser aux chats crevés.

— Tu aimerais bien avoir une pointe de flèche en obsidienne à montrer à nos visiteurs, fit remarquer Seth.

— Mais ce n’est pas ce qu’il prétend avoir trouvé non plus. Il dit qu’il a découvert un tumulus, ou quelque chose comme ça.

— Un tumulus contient toujours un tas de cochonneries, dit Faulk. Des poteries, des paniers – quand un chef mourait, chez les Indiens, on enterrait avec lui toutes ces possessions. À moins que ce ne soit chez les Égyptiens.

— Si Runcible veut de la publicité, qu’il la paye.

Les lèvres pincées, l’air résolu, elle reprit son travail. Pour elle, la discussion était close. Faulk connaissait son attitude envers Runcible.

Mais il va falloir qu’on joue le jeu, se dit-il. Non pas pour soutenir l’homme, mais ses idées. Il en a eu quelques-unes qui étaient tout à fait valables, comme celle de faire voter les gens sur le projet d’expansion de l’école. Lui, au moins, il regarde vers l’avenir. Et c’est autrement plus positif que ce que font les fermiers du coin.

Et, pensa Faulk, Runcible sait faire parler de lui.

— Il a relancé l’activité de la région, dit-il. Il l’a rendue plus prospère.

Sa femme ne répondit pas. Elle n’appréciait pas Runcible, et elle ne l’aimerait jamais ; elle l’excluait par principe. Quoi qu’il fasse, il ne trouverait jamais grâce à ses yeux. Mary était née ici, elle avait grandi dans la région. Elle était allée à la vieille River School, puis au lycée de Tomales. Elle connaissait personnellement les femmes de tous les fermiers, et quand elle n’était pas occupée à composer un texte ou à corriger des épreuves, elle passait son temps au téléphone, à les appeler les unes après les autres, leur demandant des nouvelles de leurs activités diverses – leurs petites excursions dominicales, leurs dîners, leurs anniversaires et leurs réunions. Quant à Seth, il s’occupait de toutes les autres informations, comme les vols, les décès, les accidents de la circulation et les nouveaux impôts ; et, bien sûr, des annonces publicitaires.

Je me demande quelle impression cela fait, pensa-t-il, d’être détesté par tous les habitants de vieille souche, ici, à Carquinez. De ne jamais parvenir à se faire accepter, quel que soit le nombre d’années qu’on ait habité la ville, ou que l’on y fait fonctionner son agence immobilière. Ces vieux autochtones s’adressaient encore à Thomas, bien que le vieil homme soit en semi-retraite ; c’était un invalide qui avait une jambe artificielle, et ne sortait de chez lui qu’un jour par semaine. Il n’était même plus capable de se rendre dans certaines des propriétés qu’il vendait ; il envoyait ses clients les visiter seuls, munis d’une carte dessinée au crayon d’une main tremblante.

Que feront-ils quand Thomas mourra ? se demanda Faulk. Ils cesseront complètement de vendre leurs maisons ?

Une fois, Runcible avait fait fabriquer un panneau publicitaire, à ses frais. Un grand panneau, joliment peint, au lettrage impeccable, planté au bord de la route menant à Carquinez. Il annonçait : VOUS ÊTES À CARQUINEZ. ROULEZ DOUCEMENT. VIVEZ HEUREUX. Un week-end, une bande de gosses de fermiers était venue en voiture, avait accroché une chaîne au panneau pour l’arracher, puis l’avait brûlé.

Ce n’était peut-être pas un slogan approprié, pensa Seth Faulk. Après tout, il s’agit encore d’une zone rurale, pas d’une ville de banlieue, divisée en secteurs, avec ses rues bordées d’arbres et sa caserne des pompiers couverte de lierre. Mais le geste de Runcible était parti d’une bonne intention. Et cela lui avait coûté de l’argent. Quand il découvrit qu’on avait détruit son panneau, il n’essaya pas d’en installer un autre ; il tira une fois pour toutes un trait sur ce genre d’initiative. Cela avait inquiété Faulk, sur le moment ; il s’était imaginé que Runcible en ferait aussitôt construire un nouveau.

Et pourtant, se dit Seth Faulk, Runcible a-t-il jamais fait du tort à qui que ce soit ?

Si c’est le cas, j’aimerais bien qu’on me le prouve, pensa-t-il. Il a toujours obtenu un bon prix pour ses clients qui désiraient vendre leurs propriétés ; la seule chose qu’on puisse lui reprocher, c’est d’avoir fait grimper les prix trop haut. Et il s’est démené comme un beau diable pour trouver la meilleure maison possible aux personnes désireuses de s’installer dans la région. Il travaille. Il n’est jamais à son agence, il passe son temps sur les routes ; il ne se contente pas de rester derrière un bureau… comme moi, par exemple, ou le banquier, ou même les types des stations d’essence.

S’il y a un homme, par ici, qui mérite l’argent qu’il gagne, c’est bien Léo Runcible.

On a dit, se rappela Faulk, que Runcible avait ouvert la région au vulgum pecus. Cette accusation venait des riches retraités installés dans les villas de luxe, sur la corniche.

Il s’amusa à composer un article fictif. Par déformation professionnelle, ses réflexions finissaient toujours par adopter un style journalistique.

 

RUNCIBLE EST UN SALE PETIT JUIF VENU MANGER NOTRE PAIN, PRÉTENDENT CERTAINES PERSONNES.

 

Léo Runcible, de l’agence immobilière Runcible, porte des chaussures jaunes et une cravate violette, ont prétendu aujourd’hui plusieurs résidents du quartier de la corniche, selon les échos qui nous sont parvenus aux Nouvelles. Certains habitants du quartier affirment l’avoir entendu s’exclamer, à plusieurs reprises : « Foutaises ! », et le shérif Christen a entamé une enquête sur la foi de ces témoignages.

 

Faulk se surprit à rire doucement de cet article imaginaire ; il figurerait en première page, bien sûr, dans la colonne de droite.

Ensuite de quoi, évidemment, Léo Runcible contre-attaquerait violemment ses détracteurs, et sa réponse, elle aussi, paraîtrait dans le journal. Comment réagirait-il ? Il ferait immédiatement parvenir une communication à la presse ; et Janet Runcible, dans son long manteau informe, attendrait derrière le comptoir que Faulk ait lu le texte dactylographié.

 

RUNCIBLE RÈGLE SES COMPTES AVEC LES « VIEUX SCHNOQUES » DANS UNE DÉCLARATION INCENDIAIRE.

 

Aujourd’hui, dans un discours conçu pour choquer grandement certains fermiers de la région, Léo Runcible a traité de « vieux schnoques » ceux qui, lors de la discussion d’hier concernant ses abus de langage et ses goûts vestimentaires, ont prétendu qu’il n’était qu’un « sale petit juif venu manger leur pain », ainsi que les Nouvelles s’en sont fait l’écho.

 

Ici pourrait figurer, aussi, une brève de Mary :

 

Mercredi, Léo Runcible a emmené sa famille à San Rafael en voiture, en fin de journée, et a passé une heure en compagnie de son avocat pour évoquer la possibilité d’un procès.

Mary Faulk réapparut de derrière la presse.

— À propos, fit-elle, est-ce que tu as l’intention d’aller voir ce qu’il a trouvé ?

— Non, répondit Seth d’un air dépité.

L’idée ne lui avait même pas effleuré l’esprit ; il ne s’était intéressé qu’au problème de savoir qui avait été à l’origine de la découverte.

— Va jeter un coup d’œil, et vois ce qu’il y a d’intéressant, dit Mary. Ne crois pas Runcible sur parole – regarde ce que tu es en train de faire : tu te laisses convaincre par son baratin, comme tout le monde, comme les clients auxquels il vend une maison.

Seth se sentit rougir.

— Quel piètre journaliste tu fais, conclut-elle en retournant composer son texte. La seule chose qui t’intéresse, c’est ce que les gens disent. Des mots, rien que des mots…

Il haussa les épaules, mais ne trouva rien à répondre.

— C’est comme les avis officiels, ajouta Mary. Des mots, rien que des mots.

À cela, il savait quoi répliquer. Les Nouvelles publiaient beaucoup d’avis officiels, et ils constituaient une importante source de revenus. Sans eux, commença-t-il à dire, le journal ne serait pas solvable. Mais tout en parlant, Faulk regarda, à travers la vitrine, la rue, les boutiques, les voitures, et il vit passer devant la poste une Mercury verte qu’il reconnut. Bondissant sur ses pieds, il alla y voir de plus près.

La voiture, appartenant au Journal de San Rafael, ne venait à Carquinez que pour les événements vraiment importants. Un vol à main armée, par exemple, ou un accident mortel. C’était une apparition que Faulk détestait : la forme familière du capot et des ailes d’un vert poussiéreux, la carte de presse derrière le pare-brise, les deux journalistes, à l’intérieur, portant des costumes stricts et de bon goût. Seth Faulk, vêtu pour sa part d’une chemise hawaïenne, sortit sur le perron du bâtiment de la presse pour suivre la Mercury des yeux. La voiture poursuivit sa route à faible allure et finit par se garer – comme Faulk s’y attendait – devant l’agence immobilière Runcible.

— Que se passe-t-il ? demanda Mary, sortant derrière lui.

À son tour, elle aperçut la voiture de San Rafael garée devant les bureaux de Runcible. Sans un mot, elle fit demi-tour, retournant à son travail. Il n’y avait rien à dire. Faulk resta planté au même endroit, sur le perron, se sentant gagné par un sentiment de honte. Son attitude lui semblait parfaitement stupide.

— Je crois que j’ai perdu trop de temps à réfléchir au lieu d’agir, finit-il par dire à sa femme en rentrant dans le bureau. J’aurais dû aller voir ces objets que Runcible a découverts.

Lentement, il referma la porte derrière lui.

Le chemin de terre grimpait entre les pins, et la pente était si raide que Tom Heyes, le vétérinaire, ralentit son camion pour rouler au pas. Changeant de vitesse, il repassa la première. Quand le véhicule aborda l’ascension, divers objets, à l’arrière, commencèrent à glisser dans le fond du camion. Le vétérinaire les entendit racler le plancher métallique et rebondir derrière lui. Mais il continua d’escalader la pente, assourdi par le rugissement du moteur. Des pierres jaillissaient sous les pneus, rebondissant contre les ailes et le capot. Le camion fit une embardée quand une roue plongea dans une ornière.

Les pluies de l’hiver avaient emporté des pans entiers de la route, laissant d’énormes trous et des monticules ; Heyes entendit le fond du camion racler le sol dans un virage. Et le chemin grimpait toujours. En un endroit, un arbre était tombé en travers de la route, mais on l’avait écarté suffisamment pour permettre le passage des camions et des jeeps. Et des vieilles voitures, pensa le vétérinaire. Celles qui ont une garde au sol importante.

Dans la forêt de pins, le soleil pénétrait à peine. Le sol était humide. Tom Heyes aperçut des fougères, hautes et noires, aux feuilles détrempées. Une bruine de condensation tombait constamment des arbres ; le sol était envahi de buissons. Un immense marécage, remontant les flancs de la colline jusqu’au sommet, une végétation vierge s’étendant sur des kilomètres. On n’y avait jamais fait la moindre coupe, sinon aux abords de la nationale où le terrain avait été déblayé à l’aide d’un bulldozer.

Pendant un certain temps, le camion traversa un terrain plat qui recevait la lumière du soleil. Là, les pins et les fougères ne poussaient pas ; en revanche, Heyes y vit de l’herbe sèche. Quelques bœufs étaient en train de paître, ainsi que deux cerfs dépourvus de bois qui se tenaient à la lisière du pré. Les animaux ne prêtèrent aucune attention au véhicule. Devant lui, le vétérinaire découvrit des bovins sur la route, dont plusieurs veaux avec de grosses têtes brunes.

La route se divisait en deux. Heyes prit la branche de gauche, et bientôt le camion roula de nouveau dans l’ombre des arbres.

Au sommet de la colline poussaient les derniers pins. D’énormes rochers étaient éparpillés un peu partout, entourés d’herbe et de terre. Le sol était plat et lisse, et les rares arbres étaient tordus, rabougris, torturés par le vent de l’océan. Ce vent, Heyes le sentait, à présent ; il faisait vibrer les essuie-glaces et sifflait dans la cabine du camion.

Presque aussitôt, le vétérinaire découvrit qu’il passait au-dessus d’un estuaire. L’eau grise était agitée par le vent, et le long des berges boueuses, les roseaux se courbaient et ondulaient, libérant des vols de grèbes. Sur la surface même de l’océan, montant et descendant au gré des vagues, flottaient quelques oiseaux pareils à des taches d’argile noire. La route longeait le bord du plateau dominant l’estuaire, sur la terre ferme, à bonne distance des marécages. Heyes en fut rassuré, car il ne tenait pas à s’embourber si loin de tout.

Devant lui, des poteaux télégraphiques attirèrent son regard. Bientôt, il vit la clôture délabrée qui marquait la limite du parc à huîtres. La barrière descendait sur la rive et entrait dans l’eau, où elle finissait par s’affaisser et disparaître. C’est pour écarter les requins et les raies, se dit le vétérinaire. Pour protéger les huîtres. La barge n’était nulle part en vue. Elle se trouvait probablement derrière un repli du rivage. À l’autre bout de l’estuaire, les cabanes en bardeaux blancs réfléchissaient le soleil du milieu de la matinée. Je suis presque arrivé, maintenant, pensa-t-il.

Comme cet endroit était désert. Pas de voitures. Pas de bruits de voix. Et, maintenant, il n’y avait même plus de bovins, ni de cerfs. La forêt de pins était loin derrière. Le sol, de chaque côté de la route, était surtout constitué de sable.

Cet ensemble de cabanes et de granges au bord de l’estuaire avait été, autrefois, relié au reste du monde par la mer. On ravitaillait encore par bateau, vers 1900, ce hameau qui était en fait l’ancienne ville de Carquinez. Aucune route ne franchissait la crête pour le relier aux villes de l’intérieur des terres. Tous les transports s’effectuaient par voie maritime. Les rares habitants qui vivaient encore là aujourd’hui gagnaient leur vie grâce aux huîtres, qu’ils transportaient en camion de l’autre côté de la crête. Ils faisaient un peu d’élevage, aussi – quelques moutons, des vaches, des poulets. Et ils cultivaient des légumes.

Tom Heyes venait rarement dans la vieille ville. Il ne l’aimait pas, et ses habitants n’avaient pratiquement pas d’argent. Mais il avait senti qu’il était de son devoir de se déplacer ; il n’y avait pas d’autre vétérinaire dans la région, et des gens aussi pauvres avaient besoin de leurs animaux. C’était par carte postale qu’on l’avait averti. Il n’y avait pas, pensa-t-il, de téléphones par ici.

Sur sa gauche, il aperçut, comme à chaque fois qu’il venait, une grande ferme abandonnée. Les granges, le bâtiment principal… tombant tous en ruines, jamais peints, dépourvus d’installation électrique. Les façades étaient brunes, presque noires, détruites par le vent, la pluie, l’air marin. Le bois, rongé par les termites et la pourriture. Un cerf apparut entre la grange et la maison, puis s’éloigna lentement.

Dans la ville elle-même, Heyes vit une antique pompe à essence à manivelle. La pompe, rouillée, penchant d’un côté, n’avait pas de dessus en verre ; c’était une simple colonne de fer-blanc, avec une transmission à chaîne visible à l’intérieur. Pour leurs bateaux, se dit le vétérinaire. Plusieurs hommes âgés étaient assis sur le quai, et sur les marches du bâtiment principal de la ville, encore utilisé pour entreposer des marchandises. Partout, des coquilles d’huîtres étaient empilées en monticules bleu-gris. La rue en terre battue s’était, au cours des années, recouverte de débris de coquilles ; devant le camion, la chaussée brillait de leur éclat, et le revêtement crissait sous les pneus.

Un homme se mit debout. Il portait un chapeau, un jean de couleur pâle, et une veste en laine foncée, aussi sombre que du cuir. Aucun de ses compagnons ne bougea.

Le vétérinaire arrêta son camion devant eux.

— Bonjour, dit-il.

L’homme qui était debout le salua d’un signe de tête.

— J’ai reçu une carte postale, poursuivit Heyes. Vous avez un mouton malade ?

Se tournant, l’homme lui fit signe de le suivre. Le vétérinaire gara le camion, coupa le moteur et descendit. À l’arrière, il prit sa sacoche, puis il suivit le vieil homme dans la rue recouverte de coquilles d’huître, en passant devant ce qui avait été une crémerie ; Heyes reconnut le toit métallique, les tubulures de l’installation frigorifique.

Le vieillard l’attendait près de la barrière, ouverte, d’un enclos. Un mouton y était couché sur le flanc, à même le sol en terre battue. À première vue, la bête semblait morte. Mais quand le vétérinaire s’en approcha, le mouton ouvrit les yeux. Un léger spasme agita ses membres.

— J’ai bien essayé de le remettre sur ses pattes, expliqua le vieillard. Mais dès qu’il se couche, il ne peut plus se relever, après.

Quinze ou vingt autres moutons se tenaient debout çà et là, certains observant la scène. S’accroupissant près de la bête malade, le vieil homme l’empoigna par la toison pour la soulever. L’animal parvint à prendre ses appuis sur le sol, trébucha, puis fit quelques pas, lentement, en titubant. Il ne semblait pas voir où il allait. À un moment, il plia les genoux et sa tête heurta le sol. Mais il réussit à se hisser de nouveau sur ses pattes.

Le vétérinaire remarqua que la bête traînait l’arrière-train. Une infection de la moelle épinière, se dit-il. Elle vacillait sur ses pattes, comme une machine déglinguée dont les morceaux partent dans tous les sens, jusqu’au moment où sa croupe s’affaissait et ses pattes se dérobaient sous elle. Elle s’assit lourdement, puis bascula sur le côté et resta allongée sur le flanc, dans la position où il l’avait trouvée.

— Je crois que vous allez devoir l’abattre, déclara le vétérinaire.

— Non, dit le vieil homme, c’est ma meilleure brebis. Elle met bas deux agneaux chaque année. Elle n’a que six ans.

Ouvrant sa sacoche, Heyes en sortit ses instruments. À l’aide d’un thermomètre rectal, il prit la température de l’animal, puis ausculta ses poumons avec son stéthoscope. La brebis n’avait guère de fièvre, et sa respiration semblait normale.

— Pas de pneumonie, constata-t-il. Pour le moment, du moins.

Immobilisant la bête avec son genou, il examina ses pattes postérieures et sa colonne vertébrale. C’est peut-être le tétanos, pensa-t-il. Ou, plus probablement, un kyste à la colonne vertébrale.

— Je vais lui faire une injection d’antibiotiques, annonça le vétérinaire.

Il sortit ses flacons et sa seringue, et quand il eut fini, il se dit qu’il ne pouvait rien faire de plus pour la brebis.

— Surveillez-la, conseilla Heyes. Si elle meurt, il vaudrait mieux faire une autopsie pour savoir ce qu’elle avait, et pour éviter de contaminer le reste du troupeau. Donnez-lui environ une semaine.

Il commença à ranger ses instruments. La brebis restait couchée au même endroit, les yeux ouverts, fixés sur les deux hommes. Elle ne semblait pas vouloir se lever.

— Je crois que c’est un chien qui l’a mordue, dit le vieillard.

— Non, fit le vétérinaire. Il n’y a aucune trace de blessure.

— Un chien noir, mauvais comme tout, qui est entré dans l’enclos l’année dernière. J’aurais pu l’avoir, mais j’ai pas pris mon fusil assez vite.

Comme il s’apprêtait à sortir de l’enclos, le vétérinaire entendit un bruit de toux. Il repéra un bélier qui se tenait tête baissée, ses pattes antérieures écartées. L’animal toussa, secoua la tête, et se mit à respirer avec peine.

— Ce bélier, là-bas, dit Heyes, il a peut-être des vers dans les poumons. Je ne dis pas que j’en suis sûr, mais c’est bien possible.

Le vieillard ne répondit rien.

— Il ne faut pas le laisser aller dans votre pâturage, ajouta le vétérinaire. Par temps humide, le ver peut se propager et infester le troupeau tout entier.

— Ne vous inquiétez pas pour le bélier, répondit le vieil homme en raccompagnant Heyes jusqu’à son véhicule. J’ai plus de trois cents moutons. Ce bélier-là, il est fatigué, c’est tout. Il vient de saillir toutes les brebis. S’il éternue comme ça, c’est parce qu’il est fatigué.

— Les parasites pulmonaires sont extrêmement contagieux, dit le vétérinaire.

Assis dans son camion, il rédigea une note d’honoraires et la tendit au vieillard. Celui-ci la lut, fouilla sa poche de pantalon, et en sortit un porte-monnaie en cuir ; il y prit trois dollars qu’il donna au vétérinaire.

— Ne revenez jamais, dit le vieil homme.

Heyes en fut stupéfait.

— Mon bélier va bien, ajouta le fermier. C’est pour vous rendre service que je vous ai demandé de venir. Pour vous faire bénéficier de ma clientèle.

Au bout d’un moment, retrouvant sa voix, le vétérinaire protesta :

— Trois dollars pour trente kilomètres de route et une piqûre d’antibiotiques, ce n’est pas une clientèle qui rapporte.

Le vieillard ajouta :

— Je ne vous ai pas demandé de regarder mon bélier. Ce n’est pas pour ça que je vous ai appelé.

Faisant demi-tour, il s’éloigna pour rejoindre les autres vieillards assis le long du quai.

Pendant un moment, le vétérinaire resta assis dans son camion, sans démarrer son moteur. Il avait envie de crier au vieil homme qu’il avait perdu de l’argent en faisant tout ce chemin pour arriver jusqu’ici, et qu’il venait de lui donner, gratuitement, un bon conseil à propos de son bélier. Que l’animal risquait de contaminer le troupeau tout entier, alors qu’en suivant ses recommandations, on pouvait encore sauver les autres bêtes. Mais le vieillard n’avait pas envie d’apprendre que le bélier était malade. Il était déjà difficile, pour lui, d’accepter que sa meilleure brebis était en train de mourir d’un kyste à la colonne vertébrale. Il croyait que c’était un chien qui l’avait mordue, et qu’elle irait mieux grâce à une piqûre d’antibiotiques. Il avait peur, il était furieux, et c’était le vétérinaire qui lui avait apporté la mauvaise nouvelle ; donc, c’était le vétérinaire qu’il tenait pour responsable.

Depuis le temps, songea Heyes en démarrant son camion, je devrais les connaître, ces vieux fermiers. Ils mènent une vie simple, et tout ce qui les dérange leur fait peur.

Au lieu de me mettre en colère contre lui, pensa-t-il, je devrais le plaindre. Mais il en était incapable. La même situation s’était déjà reproduite si souvent ; cela terrifiait toujours les éleveurs de découvrir que non seulement leurs bêtes étaient malades, mais qu’elles étaient atteintes d’une affection extrêmement contagieuse. Et c’est tout le temps sur moi que cela retombe, se dit Heyes. Ce n’est pas étonnant que l’ancien vétérinaire ait plié bagages, que le Dr Bryant n’ait pas réussi à gagner sa vie dans ce trou.

J’aurais dû rester à Canon City, pensa-t-il. Au ranch de mon beau-frère.

Regarde tous ces vieillards, se dit Heyes. Assis le long du quai en ruines, les mains sur les genoux. À attendre la barge à huîtres. Que font-ils ? Ils ouvrent les huîtres. Ils regardent la mer. Ils ne réparent jamais rien. Ils ne peignent pas leurs maisons. Ils ne vont jamais nulle part, sinon pour livrer leurs huîtres en ville une ou deux fois par semaine, et en rapporter du ravitaillement. Il vaudrait peut-être mieux qu’ils soient morts et enterrés.

Remontant la rue, le vétérinaire laissa le quai derrière lui et traversa la vieille ville proprement dite ; il passa devant l’épicerie désaffectée, aux vitres cassées bouchées par de vieux chiffons, devant ce qui avait été un magasin d’aliments pour animaux, et la grange où travaillait autrefois le seul forgeron de toute la région. Sur sa droite, Heyes aperçut la vieille école de Carquinez, aujourd’hui abandonnée. Le bâtiment, jaune et carré, possédait encore son mât ; mais plus de drapeau. Les marches du perron s’étaient effondrées, la porte d’entrée béait ; à l’intérieur, Heyes ne découvrit rien d’autre que l’obscurité.

À présent, la route s’élevait en décrivant une courbe qui la ramenait vers l’intérieur des terres. Le vétérinaire passa devant des cabanes en planches et en papier goudronné, sans fondations, plantées de guingois dans le sable. Une carcasse de voiture rouillée, renversée sur le toit, gisait dans l’une des cours, et il vit deux enfants jouer non loin. C’est pire qu’un bidonville, se dit Heyes. Les enfants portaient des loques crasseuses et leurs cheveux pendaient, longs et raides, comme la crinière d’un animal. En un sens, il s’agissait d’une sorte d’annexe de bidonville. Parmi ces gens, il y avait des ouvriers agricoles itinérants, des cueilleurs de fruits, des ouvriers de la minoterie… Du moins, c’est ce qu’il supposait ; mais, en fait, il ne savait pas comment ils survivaient. Ils ne pouvaient pas tous tirer leurs revenus du parc à huîtres.

Tandis qu’il roulait, le vétérinaire vit quelque chose qui le surprit. Du toit d’une cabane, sortait une antenne de télévision, arrimée par des haubans – un mât en trois sections, haut de quinze mètres au moins.

Ils ont donc des téléviseurs, par ici, pensa Heyes.

Sur le chemin du retour, après avoir franchi la crête, tandis qu’il traversait les bosquets de pins, il prit le temps d’ouvrir son bloc-notes pour voir quelle était sa prochaine visite. C’était sa femme qui avait reçu l’appel, et il n’en avait pas encore pris connaissance. De son écriture appliquée, elle avait écrit : shérif Christen. Entre 11 h 30 et 12 h. Chez M. Runcible (à son domicile, pas à son bureau.)

Il n’y a pas d’animaux, là-bas, pensa-t-il. Du moins, pas à ma connaissance. Et pourquoi le shérif ?

Parfois, Christen le convoquait lorsqu’un animal était mort et que l’on soupçonnait un empoisonnement. Par le passé, des chiens et des chats avaient avalé des raticides, et Christen avait voulu savoir si leur mort était accidentelle, ou due à une malveillance. Les Runcible ont peut-être un chat, se dit Heyes. Les chats étaient nombreux, dans la région ; tous les fermiers en avaient, pour protéger leurs grains.

Cela va peut-être me rapporter cinq dollars, pensa-t-il. Aujourd’hui, il n’avait encore rien gagné ; les trois dollars du fermier couvraient tout juste les frais d’essence et de médicaments.

En arrivant chez les Runcible, le vétérinaire découvrit le shérif Christen, sanglé dans son uniforme, le visage toujours aussi rubicond, et Léo Runcible, vêtu d’un pantalon taché de peinture, d’un sweater en coton épais, d’une casquette de toile et de chaussures de tennis aux extrémités trouées. C’était la première fois qu’il voyait l’agent immobilier porter autre chose qu’un costume et une cravate, et il ne le reconnut pas tout de suite. Avec eux, se trouvait un troisième homme que Heyes n’avait jamais vu. Plusieurs voitures étaient garées devant la maison.

— Vous n’avez pas vu le Dr Terance, par hasard ? lui demanda le shérif. Nous l’attendons, lui aussi.

— Que se passe-t-il ? demanda le vétérinaire.

— Nous aimerions que vous jetiez un coup d’œil à quelques ossements, expliqua le shérif. (Puis, se tournant vers Runcible :) Vous connaissez le vétérinaire, le Dr Heyes.

— Oui, dit Runcible, en serrant la main du vétérinaire. Enchanté de vous voir, docteur. (L’inconnu tendit la main, et Runcible annonça :) Voici… Quel est votre prénom ? Bill ? Bill Baron, du Journal de San Rafael.

Runcible avait une expression figée ; ses yeux brillaient. Sa voix, remarqua le vétérinaire, était plutôt bourrue, comme s’il était nerveux, tendu.

— Je n’ai pas vu le Dr Terance, répondit Heyes en serrant la main de Baron. De quel genre d’ossements s’agit-il ?

Les trois hommes le conduisirent jusqu’à l’arrière-cour, en longeant le flanc de la maison. Une partie de la clôture avait été écartée ; ils passèrent dans un champ, derrière la cour. Et là, entre des rochers et des monticules de terre, le vétérinaire vit une excavation. Le trou avait mis à nu la base de deux énormes roches.

Le terrain, remarqua Heyes, était naturellement raviné, mais en plus, on l’avait creusé récemment. Quelques pelles traînaient çà et là, et on avait rangé dans des cartons des objets qui ressemblaient à des morceaux de granit.

Au pied d’un eucalyptus étaient étalés des ossements. Le shérif Christen y conduisit Heyes, puis, s’agenouillant, les montra du doigt.

— On dirait des os d’ours, fit le vétérinaire. Ou de cerf.

— Tués il y a combien de temps, d’après vous ? demanda le journaliste.

Heyes ramassa un os. Il était sec, léger ; sa couleur avait viré au jaune, et les bords étaient irréguliers. Sortant son canif, il en gratta l’extrémité. L’os était creux ; la moelle avait disparu depuis longtemps. Il ne contenait pas la moindre trace d’humidité.

— Difficile à dire, répondit Heyes. Il a l’air complètement desséché.

— Regardez celui-ci, fit Runcible.

En prenant le deuxième os, le vétérinaire s’aperçut qu’il était partiellement pétrifié. On dirait presque un caillou, pensa-t-il. Heyes avait déjà vu des os de baleine dans le même état. Fossilisés. Vieux de plusieurs milliers d’années, voire de plusieurs millions.

— À mon avis, il est très ancien, dit-il.

— De quel animal vient-il ? s’enquit le journaliste.

L’os semblait appartenir à une grosse articulation, peut-être à une hanche de vache. Une cavité destinée à recevoir une tête sphérique. Mais, pour un os de vache, il paraissait étrangement massif.

— Pourquoi avez-vous convoqué Terance ? demanda le vétérinaire.

Les trois hommes se consultèrent du regard. Puis, finalement, le shérif Christen descendit au fond du trou. Heyes l’y suivit ; ensemble, ils s’approchèrent de la base du rocher. Une sorte de caverne avait été mise à jour ; elle présentait des traces évidentes du passage d’un cours d’eau. La roche, érodée, était parfaitement lisse. Autrefois, se dit Heyes, un ruisseau prenait sa source ici même.

Au fond de la caverne, bien en évidence, il y avait un crâne. On avait étayé le plafond de la grotte avec des madriers. Le crâne était entouré d’autres ossements, et de coquillages, aussi – des coquilles d’huîtres, surtout.

— Mon Dieu, fit le vétérinaire. Quelqu’un a été assassiné ?

Les trois autres eurent un sourire. Le shérif Christen répondit :

— Ma foi, c’est bien possible.

— Il y a longtemps, ajouta le journaliste.

— Oh… fit Heyes, comprenant la situation. (Puis, se baissant près du crâne, il demanda :) Je peux le prendre ? À moins qu’il soit trop fragile ?

— Passez les mains par-dessous, dit Runcible d’un ton autoritaire, pour le soulever. Allez-y.

Avec précaution, le vétérinaire glissa ses mains de chaque côté du crâne, du haut vers le bas, pour s’assurer une bonne prise. Ce n’était pas la première fois qu’on le retirait de sa niche, il s’en rendit compte tout de suite. On l’a ôté de là, puis on l’a remis en place, se dit-il en sortant le crâne de la terre meuble.

Aussitôt, Heyes s’aperçut d’un détail choquant.

— Mais… fit-il, ce crâne a une malformation, ou quelque chose…

— Ou quelque chose, répéta Runcible.

Derrière eux, une voix les appela. Ils se retournèrent, et le vétérinaire vit un homme courir vers eux à travers les eucalyptus, les bras chargés d’une pile de livres. Tout en courant, l’homme cria :

— J’avais raison ! J’ai trouvé la preuve ! Ça se voit grâce aux dents !

Un livre tomba de la pile et s’ouvrit avant de toucher le sol, les pages voletant au vent. L’homme rebroussa chemin, hésita, puis continua sa course vers eux. Le vétérinaire le reconnaissait, à présent. L’instituteur du cours moyen, le visage empourpré par l’excitation.

— La couronne et la racine ont la même largeur, leur cria Wharton.

Près du vétérinaire, le shérif se mit à rire doucement. Tendu, Runcible regardait approcher l’instituteur. Quant au journaliste, son attitude ne changea pas : sa curiosité restait tempérée par une certaine réserve.

— Les dents sont soudées les unes aux autres ! lança Wharton en arrivant près du groupe, le souffle court, un livre brandi vers eux. Les dents sont toutes exactement semblables !

À sa forme, Heyes s’aperçut que le volume en question était un manuel scolaire ; le dos portait le tampon d’une bibliothèque. Wharton leur montrait une photo – celle d’un crâne, de profil d’abord, puis de face. Il approcha le document du crâne que tenait toujours le vétérinaire ; ses mains tremblaient, et il n’arrêtait pas de se répéter.

Le journaliste déclara :

— Ce n’est pas possible.

— Et pourquoi pas ? demanda Runcible.

— Parce qu’on n’en a jamais découvert avant, répondit Baron.

— Ça, c’est une bonne raison ! explosa Runcible. Une excellente raison. Vous savez ce que j’en pense, moi, de votre argument ? Attendez, je vais vous le dire. (Sa voix, de plus en plus rauque, commençait à trembler en prenant du volume.) C’est un argument de crétin, voilà ce que c’est.

Furieux, il foudroya Baron du regard. Le journaliste haussa les épaules.

— Je suppose, ajouta Runcible, que les avions ne volent pas et que les Russes n’ont pas atteint la lune.

Le crâne de la photo portait la légende : Homme de Neanderthal. Le vétérinaire pensa : il a raison, ce n’est pas possible. Dans le Nouveau Monde, on n’a jamais découvert de restes d’hommes préhistoriques, ou d’homo presapiens – quel que soit le nom qu’on leur donne. Runcible, le visage écarlate, insultait toujours le journaliste. Près de lui, Wharton n’arrêtait pas de débiter ses explications au sujet des manuels ; il essayait de montrer quelque chose à Christen, mais le shérif se tenait à l’écart. Il continuait de rire tout seul, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.

Malgré le vacarme, le vétérinaire, suivant son raisonnement, finit par se dire : ce doit être une nouvelle trouvaille publicitaire de Runcible. Comme ce panneau routier qu’il avait fait fabriquer, ou son idée de repeindre tous les bâtiments publics. Ce crâne est sûrement un faux.

L'homme dont toutes les dents étaient exactement semblables
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